jeudi 6 mai 2021

S'évader d'un CHSLD

 


Une évadée d'un CHSLD se raconte (conte imaginaire)

Lorsque j’ai pris cette photo j’ai d’abord vu deux personnes âgées se conformant aux règles de distanciation édictées par le gouvernement pour éviter la pandémie du corona virus. En revoyant la photo j’ai imaginé une histoire moins banale qu’une simple marche dominicale ponctuée d’un arrêt sur un banc public. J’y ai vu un conte dans lequel l’une des deux dames serait une des personnes évadée d’un CHSLD, celle de droite que j’appellerai Alice. Qu’aurait-elle à nous dire pour nous faire comprendre la signification de son geste de rébellion?

« Je me suis évadée parce que j’en avais assez de contempler trois murs beiges et une fenêtre qui donne sur un terne paysage urbain, assez de ne pouvoir quitter ma chambre pour respirer l’air frais et impatiente de voir tout un pan de ciel au lieu d’un petit carré de grisaille les jours de pluie. Depuis quelques jours je me sentais comme une condamnée dans le corridor de la mort, acculée au fond d’un cul de sac en attendant l’inexorable. On me sert mon repas tous les jours, on fait mon lit, on m’apporte à boire et on m’autorise un bain par semaine. Je devrais me trouver chanceuse me répète-t-on tous les jours. C’est pour votre bien qu’on vous garde dans votre chambre madame Alice, dehors il y a un terrible virus qui s’en prend aux personnes âgées et malades. Comme s’ils ne savaient pas que le loup était déjà entré dans la bergerie.

Alors de quoi j’avais à me plaindre pour me prendre pour une Houdini à 82 ans? Pour éviter une fatalité qui grossit le nombre de victimes emmurées comme moi. Peut-être un peu mais surtout pour rattraper une liberté qui m’échappe. Celle pour laquelle je me suis défendue toute ma vie. J’ai travaillé pour elle. Je voulais être libre d’avoir mon argent à moi, de faire des voyages, de m’acheter ce qui me plaisait, d’envoyer mes deux enfants dans les meilleures écoles.

Je ne crains pas la mort. Je suis malade et je sais que le temps m’est compté. La mort, j’entends ses pas feutrés glisser dans le corridor. Je sais qu’elle était ici la nuit précédente parce que le lendemain le bruit d’un décès a couru dans le même corridor. N’est-ce pas une bonne raison de vouloir vivre pleinement les jours ou les mois que m’accorde la faucheuse?

C’en est devenu une pour moi. J’ai profité d’un relâchement un jour de transfert de patients vers l’hôpital pour me glisser furtivement dehors. J’ai été étourdie par tout l’espace qui s’ouvrait soudainement à moi. Les odeurs du printemps ont envahi mon nez et ma mémoire. Je les ai humées à m’en rompre les poumons.

J’ai appelé ma grande amie Catherine de dix ans ma cadette. Elle a compris et a proposé de me retrouver dans un parc où nous avions l’habitude de nous rencontrer. Au coin de la rue, j’ai jeté mon iPhone à la poubelle. J’ai lu dans un roman policier qui m’aidait à meubler mes journées de confinement que la police pouvait vous retracer en triangulant votre dernier appel. C’est aussi pour ne pas laisser de trace que j’ai appelé Catherine d’un téléphone public.

Je ne sais pas combien de temps durera ma cavale. Mais je compte bien en profiter pleinement. Ce ne sont plus Catherine et Alice que les passants voient assises sur ce banc mais Thelma et Louise…

Contrairement aux héroïnes du cinéaste Ridley Scott nous ne prendrons pas la route. À quoi ça servirait d’ailleurs. La plupart des hôtels du pays et des États-Unis sont clos, les restaurants attendent la fin de la pandémie et certaines routes interdisent l’entrée dans la région. Personnellement, j’ai opté pour un voyage intérieur qui me permet de revisiter, avec les émotions d’une montagne russe, les hauts et les bas de mon existence. Sans regrets, sans remords, mais j’avoue avec quelques j’aurais pu...

Pour le moment, pas de fin dramatique en perspective, pas de saut dans le grand canyon la pédale au fond. Me voilà donc assise face à un grand fleuve à contempler l’eau qui glisse paisiblement vers la mer infinie. J’ai l’impression d’être au bon endroit au bon moment puisque j’ai l’impression depuis mon évasion de toucher l’infini à chaque instant. Et si c’était seulement ça sauter dans le vide.

Publié sur Facebook le 22 avril 2020